Enfants Tziganes, de la forêt de Chaux à la Saline d’Arc-et-Senans.
24 juin 1941. Plusieurs dizaines de tziganes, des manouches venus d’Alsace, emplissent un camp de rassemblement dans une clairière de la forêt de Chaux, quelques hommes et une majorité de femmes et d’enfants avec presque rien pour bagage. Ils sont accompagnés par des gendarmes. Ces familles sont entassées dans une baraque à côté de deux maisons forestières où sont installés cinq douaniers chargés de les surveiller. Le ravitaillement est difficile ; les tziganes n’ont pas de tickets d’alimentation ; le lait manque pour les enfants et l’eau du puits est polluée.
1er septembre 1941. L’administration transfère le camp des nomades dans la saline complètement délabrée d’Arc-et-Senans. Pas de douche, pas de WC. 15 mai 1942, le camp de rassemblement devient un camp d’internement pour tziganes. Voilà dix mois que les enfants sont parqués. C’est en mémoire d’eux que j’ai écrit ce texte. La nuit, les enfants se couchent sur leurs paillasses, mais le sommeil ne veut pas venir. Le sommeil ne s’approche d’aucun d’eux. Les mères serrent leurs nourrissons contre elles. Les vieillards font semblant de dormir en ronflant. Les vieilles femmes toussent. Les yeux si ronds, si grands, si noirs des enfants sont braqués sur des forêts immenses, des champs d’infini.
Ils ont marché à travers le monde. Ils ont traversé le monde. Ils ont couru sur des routes sans fin. Pourquoi ? Le temps s’écoule et les nuits s’ajoutent aux nuits. Les enfants se tournent et se retournent sur leurs paillasses, ferment leurs yeux si ronds, si grands, si noirs. Ils essaient de ne plus songer à rien. Tout est inutile. Une seule pensée les poursuit : nous allons mourir. C’est pour cela qu’on nous a faits venir ici. Pour mourir. Ils ne veulent pas dormir d’un sommeil dont ils ne se réveilleraient jamais. La vie, les enfants tziganes sont habitués à toujours se réjouir et à chanter, à danser des danses sautillantes qui chassent la tristesse. Le soir autour d’un feu, ils laissent la chaleur des flammes pénétrer leurs corps.
Mais là, dans ce camp d’internement de la saline d’Arc-et-Senans, leurs yeux si ronds, si grands, si noirs ne peuvent retenir leurs larmes. Où sont les roulottes ? Où sont les chevaux et les chiens ? Où sont les violons, les flûtes et les luths ? Les gestes n’ont plus rien d’humain. Sans musique, les repas sont tristes. Les enfants percevaient la protestation de leurs entrailles. C’est comme s’ils avaient des souris dans le ventre. Les enfants trépignaient : pourquoi les obligeait-on à rester dans ce camp d’internement où ils attrapent la gale, où ils vivent avec les puces et la vermine ? Pourquoi m’a-t-on mis au monde ? Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi ? Pourquoi ? Personne ne leur répondait. Ni les hommes, ni la terre, ni le ciel, ni même les nuages. Rien, ni personne.
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